Imaginez, en cette période de fête, vous arrivez chez des amis tout fier avec une super bouteille que vous vous réjouissez de leur faire déguster. Et crac, il est tout bouchonné. Comment ce sale coup peut-il arriver? Pour comprendre, il faut d’abord retourner à la source du liège: les chênes-lièges.
1. Le monde merveilleux du bouchon de liège
Les Chênes-lièges poussent non loin de la mer sur les bords de la Méditerranée. C’est à l’âge d’environ 60 ans que leur écorce devient exploitable pour fabriquer des bons bouchons. On peut ensuite écorcer l’arbre tous les 9 à 15 ans environ, suivant les régions, et ce une dizaine de fois dans la vie de l’arbre. Le liège est donc un produit naturel de qualité variable. Dans le monde merveilleux du bouchon, les spécialistes ce sont les Portugais: ils produisent 80% des bouchons de liège du monde. Toutes les étapes de production sont importantes pour obtenir un bouchon de bonne qualité.
Marc-Antoine Druz, directeur de la maison « Chaillot bouchons », dans le canton de Vaud: « Dans une plaque de liège, il y a dix types de qualités différentes. On ne peut pas avoir une plaque qui ne fait que du beau et une autre que du faible. Dans les bouchons relativement bon marché pour des vins à boire vite, il y a d’abord les bouchons colmatés. Ils ont des trous relativement importants au départ et ils sont colmatés avec de la poussière de liège et une colle alimentaire. Ils coûtent 6 centimes pièce. Ensuite, vous avez la qualité « troisième » pour des vins que l’on va boire, on dira, dans les deux ans, ces bouchons coûtent dans les 15 centimes. Dans les bouchons à 25 centimes, il y a déjà moins de trous, on les utilise en Suisse pour des vins rouges. La rolls du bouchon, c’est le 54/24, il peut valoir jusqu’à 1 franc pièce et il n’a pas de trous. Il est un peu utilisé en Suisse pour des assemblages en Valais, à Genève et au Tessin, et puis beaucoup à Bordeaux et en Bourgogne pour des cuvées prestigieuses. Pour avoir 5000 bouchons comme cela, il faut travailler peut-être 150'000 bouchons, c’est vraiment un spécimen. »
Pourquoi il est bouchonné, ce vin ?
Même le meilleur des bouchons, taillé dans du liège top qualité, peut sentir mauvais, tellement qu’il va contaminer le vin et le rendre imbuvable. Ce que l’on appelle justement le goût de bouchon, un goût de moisi, de pourri, c’est la hantise de tout vigneron. Et ce phénomène redouté, il en est question aussi bien dans les lieux de production que dans les écoles professionnelles. Comme le dit un étudiant à la faculté d’œnologie de Bordeaux :
« On trouve malheureusement trop souvent des bouteilles bouchonnées. C’est très variable, le problème, c’est qu’il y a une trop grosse consommation de bouchons à partir de la production de liège qui n’a pas augmenté, et donc il y a des lots de bouchons qui sont très mauvais. »
2. Mais, ce célèbre goût de bouchon tueur de plaisir, finalement, c'est quoi ?
Sébastien Fabre, professeur à l’Ecole d’ingénieur de Changins : « En fait, on dit souvent goût de bouchon pour un goût de moisi qui fait penser à la moisissure, qui est terreux, très poussiéreux. L’odeur de cave, si vous voulez, de cave humide… »
Le goût de bouchon, on a découvert son origine il y a une vingtaine d’années seulement. C’est un scientifique suisse, Hans Tanner, qui a montré en 1981 que le goût de bouchon provenait principalement d’une molécule, le trichloroanisole, ou TCA. Cette molécule est fabriquée par des moisissures nichées dans le liège en présence de composés chlorés, les chlorophénols. Le TCA est une substance à laquelle le nez humain est horriblement sensible. Théoriquement, il suffirait d’un gramme de TCA pour bouchonner 200 millions de litres de vin.
Sébastien Fabre: « Il y a plusieurs sources, il y a des sources qui viennent déjà de la pollution dans les régions où pousssent les chênes-lièges, mais il peut aussi y avoir des sources de chlore dans les lavages qui sont utilisés pour la préparation des bouchons dans les usines. Bien sûr que cette découverte a fait grand bruit dans le monde du bouchon: les gens se sont dit qu’il fallait arrêter de laver à l’eau de javel, ce qui est tout à fait logique. »
Malheureusement, une autre source du goût de bouchon, ce sont les produits de traitement du bois contre la pourriture qui contiennent des chlorophenols. Lorsqu’on les interdit largement en Europe au début des années 90, on pense avoir porté un coup décisif au goût de bouchon. Erreur, parce qu’il a bien fallu traiter le bois avec autre chose.
Sébastien Fabre: « Les chimistes ont dû trouver une solution à cette interdiction et ils ont pris l’élément chimique suivant dans le tableau périodique des éléments, le brome, et l’histoire a recommencé comme à zéro ».
Avec le brome, la molécule en cause, cette fois, s’appelle le TBA, ou tribromoanisole, et elle ne sent pas meilleur que la première. Finalement, on a découvert que des bouchons pouvaient être contaminés pendant leur transport sur des palettes traitées, mais aussi que le vin lui-même pouvait se bouchonner en cuve, avant même la mise en bouteilles, dans des caves dont les poutres étaient également traitées. Pour l’instant, c’est clair, on n’en a pas fini avec le goût de bouchon.
Sébastien Fabre: « En général, dans la profession, on ne se plaint pas quand on a 1, 2, 3% de goût de bouchon, on dit: « ma foi, ça fait partie des aléas de la nature ». Au-dessus de ces chiffres-là, on commence à se plaindre, mais il n’y a pas de frontière fixe. Quelle décision prenez-vous si vous êtes à 4% et à 5% ? C’est une décision qui n’est pas facile à prendre parce qu’il faut savoir si cela vaut la peine d’aller discuter avec votre bouchonnier.
Pour le bouchonnier, il s’agit aussi de savoir quelle est l’étendue des dégâts. Le bouchonnier, s’il pouvait, il ne mettrait sur le marché que des bouchons absolument intacts. Il y a toutes les années des nouveaux procédés qui tendent à avoir des bouchons toujours plus propres... »
Du côté des bouchonniers, on peut évidemment limiter les risques avec un contrôle rigoureux des conditions de récolte, de production et de transport, mais ce n’est pas suffisant. Alors, on fait appel à la science.
Explications de Marc-Antoine Druz, directeur de Chaillot bouchons : « On fait macérer des bouchons dans du vin blanc pendant 48 heures et puis on déguste. Ensuite, on met ce macérat dans une petite bouteille que l’on envoie à l’école d’ingénieur pour faire faire un test chimique de présence de TCA par une machine qui n’a pas d’émotions, elle.
Pendant de nombreuses années, on a fait uniquement la dégustation organoleptique d’un sac sur 20 et on pensait que c’était suffisant. Et puis, on a eu quelques petits soucis, on s’est rendu compte que ce n’était pas parfait. Alors, aujourd’hui, tous nos bouchons portent les initiales du fabricant, le numéro de lot, éventuellement la qualité, l’année et la semaine. Donc, aujourd’hui, en cas de pépin, avec tout cela répertorié sur ordinateur, on peut retourner chez la personne qui nous a expédié le bouchon. »
3. Le plastique, c'est chic ?
Imaginez ça: 20 milliards de bouteilles de vins sont bouchées chaque année de part le monde, et sur ce nombre, la majorité, soit 14 milliards, l'est avec un bouchon de liège. Comme le bois qui sert à les fabriquer se raréfie, qu'on cherche des moyens d'éviter le goût de bouchon et au passage aussi à diminuer les coûts de production, on a cherché des alternatives pour fermer les bouteilles. L'une d'elle est le bouchon synthétique. Cela fait 30 ans que l'on cherche un substitut sérieux au liège, mais ce n'est que depuis le début du 21ème siècle que la production a véritablement commencé. 90% du marché suisse est tenu par Nomacorc, une société basée aux Etats-Unis, dans l’état de Caroline du Nord. La société a été fondée en 1998 par un entrepreneur belge immigré en Amérique et spécialiste des matières plastiques. Une production de 800 millions de bouchons en 2004, pour environ 600 exploitations vinicoles dans le monde entier. C’est le premier producteur de bouchons synthétiques du monde.
Malcolm Thompson, directeur technique, nous parle de la fabrication de ces bouchons synthétiques: « La technologie que nous utilisons ici s’appelle co-extrusion. On mélange d’abord diverses matières premières plastiques, des polymères, ensuite on introduit un gaz, du dioxide de carbone, dans le mélange pour obtenir une sorte de mousse qui forme le noyau de nos bouchons. Après, on extrude une peau extérieure de plastique très flexible qui vient envelopper ce noyau. »
Il faut s’assurer ensuite que l’utilisation de bouchons synthétiques n’influence pas le goût du vin de manière non désirée. L’entreprise a donc un service de dégustation qui évalue les vins bouchés avec du synthétique en les comparant avec d’autres méthodes de fermeture.
Marc Noël, fondateur de l’entreprise et président-directeur général, n’est pas peu fier de ses bouchons : « S’il y a une chose que nous pouvons garantir, c’est qu’il n’y aura certainement pas le goût du bouchon, en tout cas pas dû à la matière ou au procédé de production du bouchon. Nous contrôlons tout le procédé de production du bouchon, entre autres pour des critères de non–contamination. Nous avons, par exemple, des trappes pour assimiler toute possible contamination d’odeurs dans différents endroits dans nos usines, dans nos magasins, et cela nous permet de reconnaître très tôt s’il y a un problème quelque part dans le système de production ou dans la distribution et la logistique de nos produits. »
Mais, même avec des bouchons synthétiques, on n’est jamais tout à fait sûr: le goût de bouchon est un petit sournois dont on ne se débarrasse pas facilement. A Leytron, en Valais, Xavier Bagnoud, le président de l’Union suisse des œnologues, en a fait l’expérience avec, justement, des bouchons qui provenaient de chez Nomacorc : « Le vin partait sur des notes légèrement plastiques, « chaussette mouillée », il y avait un réel goût bizarre. Dans le cadre de mon exploitation, cela représentait quand même 13'000 bouchons. Heureusement, uniquement sur du Fendant et du Gamay, donc on a pu très rapidement centrer le problème et organiser le retrait du marché de 2 produits seulement. A l’échelle d’une petite entreprise comme la mienne, cela représentait quand même une valeur marchande de 150'000 francs, donc on a dû tout de suite prendre des dispositions avec les assurances et avec le fabricant qui a joué le jeu pour nous dédommager, et je crois qu’aujourd’hui ce problème a été réglé à la satisfaction de tous. »
Marc Noël se souvient de l’histoire: « Nous avons eu un problème de goût de bouchon dû en fait à une contamination par des planches en bois qui étaient dans un container d’envoi vers nos clients suisses. Ce problème a été reconnu, corrigé et aujourd’hui nous faisons en sorte que les containers aient d’autres caractéristiques pour que ce problème-là ne se reproduise pas. Est-ce que cela garanti à 100% que cela ne puisse jamais arriver, non, je crois que cela n’existe pas, mais je crois que nous faisons tout ce que nous pouvons faire et ce qui est connu pour essayer de prévenir ce problème. »
Selon nos sources, 70 exploitations environ ont été touchées par cette histoire en Suisse. Selon la société Nomacorc, le container contenait 1.8 millions de bouchons, mais tous n’auraient pas été contaminés. Dans le milieu du vin, puisque l’entreprise a ouvertement reconnu le problème, on est resté assez discret sur la question.
Xavier Bagnoud garde évidemment un très mauvais souvenir de l’expérience : « Bien entendu que les gens qui ont bu nos vins avant que l’on découvre le problème et que l’on retire les vins du marché, ceux-là auront une image de nos vins qui sera pour longtemps prétéritée. C’est toujours difficile d’expliquer à un client qui boit un vin bouché synthétique que ce n’est pas le produit qui est en cause mais le bouchon. Le client va dire que c’est impossible d’avoir un goût de bouchon sur un bouchon synthétique. »
4. Choisir le bon bouchon
On l’a vu, les responsables du goût de bouchon, ce sont des molécules issues de moisissures qui ont mangé du chlore ou du brome. Et il se trouve que ce goût peut se répandre aussi bien sur du liège que sur des capsules à vis ou des bouchons synthétiques. Il peut même se répandre directement dans des cuves. D’autres boissons que le vin peuvent être contaminées par ce goût particulier de moisi. Le liège est plus fragile car il est soumis à la pollution ambiante et aux agressions extérieures. Théoriquement, si les bouchons synthétiques ou à vis ne sont pas infectés lors de la production ou du transport, ils n'ont pas ce problème. C'est pour cette raison que 80% des bouteilles de Chasselas, un cépage très sensible au goût de bouchon, sont fermées en Suisse romande avec des bouchons à vis.
Les ventes de bouchons synthétiques grimpent et on murmure dans le milieu qu'il se pourrait bien que, d’ici la fin de la décennie, 40% des bouchons ne soient plus en liège. Mais comment un vigneron décide-t-il aujourd'hui du type de fermeture qu’il choisira pour son vin ?
Luc Mermoud, vigneron-encaveur à Lully dans la campagne genevoise, utilise, comme beaucoup de vignerons suisses, plusieurs types de fermetures pour boucher ses vins: le bouchon de liège, la capsule à vis, mais aussi le bouchon synthétique:
« Depuis quelques années, on s’est mis aussi au bouchon synthétique pour une question de prix. Chez nous, on vend par exemple l’aligoté 9 francs 50 la bouteille, et on comprendra aisément qu’on ne peut pas continuer à mettre de bons bouchons qui coûtent 60 centimes. Avec les achats que l’on pratique, un bouchon synthétique nous coûte le tiers, 17 centimes. Même problématique pour notre Chasselas bouché avec une capsule à vis.
Plus le volume est petit, plus le goût de bouchon sera concentré. Le même goût passerait inaperçu sur un magnum et donnerait un goût de bouchon monstrueux sur une bouteille de 375 ml. Notre Pinot noir en petite bouteille, par exemple, il va énormément en restauration et les sommeliers aiment bien jouer du tire-bouchon. On lui met un bouchon synthétique et tout le monde est content.
Pour des vins un peu plus haut de gamme, un peu plus chers aussi, comme le Sauvignon blanc par exemple, chez nous on met 10% de bouchons synthétiques sur toute notre production, sans faire de différence sur le carton, en essayant de forcer le client à l’accepter.
J’ai l’impression que l’image d’un produit est plus dégradée par un goût de bouchon que par un bouchon synthétique. Mais nous avons tout de même perdu 2 clients recensés comme tels à cause du bouchon synthétique. L’un parce qu’il considère que cela péjore le produit, l’autre parce qu’il a cru que l’on voulait le tromper parce que nos bouchons synthétiques ressemblent à du liège. Il était terriblement fâché.
Pour les vins de garde, on manque de recul avec le synthétique, on fait des expériences, on reparlera de cela en 2006-2008 avec les bouchages 2002-2003 qui était un très beau millésime et qui pourra vieillir. On en reparlera à ce moment-là. »
Bref, la capsule à vis, ça ne fait pas sérieux en terme d’image, dans un restaurant chic par exemple, mais c’est pareil. Ce n’est pas moins bien qu’un bouchon synthétique et ça va très bien pour des vins à boire rapidement. En plus, c’est sacrément plus pratique pour le pique-nique. Enfin, si la malchance met une bouteille bouchonnée entre vos mains, la pratique veut que le magasin qui vous l'a vendue vous la remplace. On a fait une petite vérification, aucune grande surface ni aucun caviste visité n'a refusé.
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